"La vie d'avant" : des épisodes du Scénario anticrise
des saisons précédentes.
Des hommes et des dieux
Dimanche 6 février 2011
- Tu as passé un bon week-end ?
Ton week-end, oui, il avait été beau.
- … mais où étais-tu ?
Dieu que cette question pouvait être embarrassante parfois… Embarrassante à un point ! Et cela faisait vingt-cinq ans. A chaque fois que tu revenais de là-bas. A chaque fois que tu allais le voir. A chaque fois maintenant que tu allais les voir.
Comment dire ?
Au début, tu en parlais un peu, beaucoup, passionnément, parfois avec chagrin ou un détachement feint. Toujours avec émotion. Tu avouais, tu expliquais, tu en profitais pour essayer de comprendre.
Comprendre quoi ? C’était une telle énigme. Depuis le début. Depuis ce jour où. Tu t’étais tellement torturée pour savoir. Tu avais tenté de trouver le sens, l’explication rationnelle. Essayer de trouver la clé du mystère. Le mot était bien choisi : c’était un mystère. Et ça l’était resté.
Parfois la lassitude s’était immiscée. Et tu avais commencé à en avoir assez. Parce qu’inévitablement venait le moment où il te fallait justifier le choix. Face aux intolérants. Ceux qui ne comprenaient pas, ceux que cela gênait, ceux que cela embarrassait. Les peureux, les timorés. Ceux qui cherchaient en vain la raison et ne trouvaient que le doute.
Dieu que cela pouvait être pénible certaines fois.
Tu avais tout entendu sur le sujet : l’inutilité, la fuite, le renoncement, la frustration, le dépit, la bêtise… Et puis aussi le mépris, la haine qui parfois t’atteignaient de plein fouet.
C’était normal, tu les défendais. Cela remontait à loin. Quelque chose de viscéral. Parce que tu les aimais. Alors tu avais fini par ne plus en parler. Ou rarement. Ou seulement à ceux dont tu pensais qu’ils entendraient. Pour les autres, tu avais fait le choix du silence. Comme eux. Jusqu’à aujourd’hui où tu sortais enfin du placard.
Ton week-end, oui, il avait été serein. Tu l’avais passé avec tes deux frères aînés. Tu étais partie où ils étaient allés se perdre. Dans l’Indre. Département 36. Un univers hors du temps, hors du monde. Au bout d’une allée de chênes, un lieu ceint de hauts murs, et ensuite une clôture, comme ils appelaient ça.
Non ça n’était pas une prison, ils avaient tous les deux choisi d’y vivre. Le premier à l’âge de 25 ans, le second à près de 50. Sur les bords de la Creuse, un de ces chefs-d’œuvre de l’art roman, aux voûtes épaisses où se confondaient le silence, les psalmodies des offices, les chants grégoriens.
Jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, saison après saison, année après année, le temps s’y écoulait, immuable, identique, éternel. Là était leur vie. A tous les deux désormais.
Tu te souviens de ta peur, au début. Le grincement lourd des gonds quand se refermait le portail de bois clouté. Ton angoisse face à la rigueur, l’austérité, la pauvreté. La règle de saint Benoît et sa stricte observance.
Jamais tu n’avais oublié : ton frère, allongé, prosterné la face contre la pierre du chœur, tandis que dans un nuage d’encens montait, vers la voûte de la nef, la litanie des saints psalmodiée par ceux qu’il appellerait désormais ses frères.
Ton frère à toi, le poète, ce grand jeune homme romantique, assoiffé d’absolu, d’insolence et de désinvolture. Ce dandy magnifique. Il avait renoncé à tout. Jusqu’à sa volonté propre. Son renoncement s’était gravé dans ta mémoire. Dans ton cœur. Dans ton corps.
Combien de fois en avais-tu rêvé ? Mais tu avais apprivoisé ses lieux. Et ceux qui vivaient à ses côtés. Ces ombres vêtues de noir, au pas rapide, feutré.
Ton frère avait été vite absorbé parmi ces silhouettes silencieuses. Au point que tu t’étais attendue à le voir s’étioler. Le contraire était advenu : à chacune de tes visites, son sourire t’illuminait, tout comme son regard brillant qui rappelait en toi un petit garçon pétri de malice. Il t’apparaissait grandi. A chaque visite, un peu plus. Un géant d'humanité.
Son choix était devenu l’évidence. Aurait-il pu en être autrement ? Tu avais tenté d’imaginer sa vie hors les murs, hors la règle, en vain.
Et lorsque ton autre grand frère avait annoncé son départ, sur le même chemin, en avais-tu été surprise ? Vingt-cinq ans après, la même porte ou presque. La même route ou presque. Les mêmes étapes ou presque. Le même renoncement ou presque. La même voix. Ces voix un peu plus étouffées au fil du temps, comme si le silence y déposait un voile. La même lumière. Les yeux un peu plus ardents dans des visages un peu plus émaciés, comme l’éclat vacillant des cierges dans la pénombre.
Et l’évidence de leur choix. Sans aucun jugement. Ni chez toi, ni chez eux. La même humanité. Alors ton week-end, oui, il avait été paisible. Parce que tu l’avais passé au côté de tes deux frères aînés. Très loin des bruits de ton monde. Là où était leur vie. A tous les deux désormais.
Une vie de moine bénédictin.
Une vie de moine bénédictin.
XII
Dimanche 24 avril 2011
Ce matin, alors que tu déménageais la poussière de ta chambre pour faire du vide, tu t’es revue il y a douze ans. Même jour, même heure…
C’était un samedi matin, dernier 24 avril du siècle précédent, et tu étais assise sur les marches d’escalier d’un immeuble de banlieue parisienne.
Il était 8 heures et tu attendais le taxi qui allait te conduire à l’hôpital pour accoucher de ton premier enfant.
Tu avais 34 ans.
La seule chose qui te contrariait à cet instant était un taxi qui ne voulait pas arriver et le fait qu’un médecin assez désagréable t’avait convoquée ce matin-là afin de déclencher une naissance qui elle non plus ne voulait pas arriver.
Ton enfant – tu ne savais s’il était garçon ou fille – n’était pas pressé de naître.
Tu avais attendu le taxi un petit moment, le temps pour toi d’imprégner ta mémoire du parfum des glycines et des lilas en fleurs.
Tu n’as jamais oublié la sensation de plénitude ressentie ce matin-là, assise sur les marches d’escalier d’un immeuble de la banlieue parisienne.
Ni le parfum des glycines et des lilas en fleurs.
Ni le bonheur qui avait suivi. Tellement puissant.
La route t’apparaissait si évidente.
Alors ce matin, dans la poussière et le désordre de ta chambre, tu as repensé à ce samedi 24 avril du siècle précédent, au parfum des glycines et des lilas en fleurs, et à tout ce qui a suivi.
Non, finalement, la route n’avait pas toujours été si évidente.
Puis tu as repensé au bonheur.
A son évidence.
La même que douze ans auparavant.
Tu ne te souviens plus du prénom, en revanche, de celui qui te l’avait dispensée.
Il était assez grand et maigre, certainement un peu roux et les yeux bleus délavés comme le ciel au-dessus de la mer d’Irlande.
Il élevait des saumons avant de les fumer et jamais tu n’avais pensé que ce puisse être un métier.
Il aimait la Guinness et trouvait vraiment cute ton accent de jolie Française.
Il t’avait emmenée faire du vélo, sur la Sky Road, entre la mer et les tourbières, et au loin les Twelve Bens. Vous aviez pédalé jusqu’à un petit port où l’averse vous avait surpris.
Vous aviez posé vos bicyclettes contre un mur et tu avais voulu courir pour aller t’abriter dans le pub.
Il t’avait retenue par le bras afin de t’expliquer que rien ne servait de courir sous la pluie et surtout...
- Si tu rentres la tête dans les épaules, la pluie coule, ruisselle dans ton cou… Look it’s easy…
Et il t’avait pris la main pour traverser la route :
- Garde la tête haute… Et marche d’un pas tranquille… Comme ça tu affronteras la pluie et, plus jamais, ce ne sera elle qui te dominera...
Son sourire était désarmant. Et tu avais pensé que tu aurais aimé marcher sous la pluie tout l’après-midi avec lui.
Jamais depuis, tu n’as couru tête baissée sous la pluie. Jamais depuis, tu n’as senti l’eau ruisseler dans ton cou.
Il était 8 heures et tu attendais le taxi qui allait te conduire à l’hôpital pour accoucher de ton premier enfant.
Tu avais 34 ans.
La seule chose qui te contrariait à cet instant était un taxi qui ne voulait pas arriver et le fait qu’un médecin assez désagréable t’avait convoquée ce matin-là afin de déclencher une naissance qui elle non plus ne voulait pas arriver.
Ton enfant – tu ne savais s’il était garçon ou fille – n’était pas pressé de naître.
Tu avais attendu le taxi un petit moment, le temps pour toi d’imprégner ta mémoire du parfum des glycines et des lilas en fleurs.
Tu n’as jamais oublié la sensation de plénitude ressentie ce matin-là, assise sur les marches d’escalier d’un immeuble de la banlieue parisienne.
Ni le parfum des glycines et des lilas en fleurs.
Ni le bonheur qui avait suivi. Tellement puissant.
La route t’apparaissait si évidente.
Alors ce matin, dans la poussière et le désordre de ta chambre, tu as repensé à ce samedi 24 avril du siècle précédent, au parfum des glycines et des lilas en fleurs, et à tout ce qui a suivi.
Non, finalement, la route n’avait pas toujours été si évidente.
Puis tu as repensé au bonheur.
A son évidence.
La même que douze ans auparavant.
Souvenir pluvieux
jeudi 11 avril 2013
Tu te souviens de cette leçon apprise en 1986 près de Clifden, Galway Co, Ireland.Tu ne te souviens plus du prénom, en revanche, de celui qui te l’avait dispensée.
Il était assez grand et maigre, certainement un peu roux et les yeux bleus délavés comme le ciel au-dessus de la mer d’Irlande.
Il élevait des saumons avant de les fumer et jamais tu n’avais pensé que ce puisse être un métier.
Il aimait la Guinness et trouvait vraiment cute ton accent de jolie Française.
Il t’avait emmenée faire du vélo, sur la Sky Road, entre la mer et les tourbières, et au loin les Twelve Bens. Vous aviez pédalé jusqu’à un petit port où l’averse vous avait surpris.
Vous aviez posé vos bicyclettes contre un mur et tu avais voulu courir pour aller t’abriter dans le pub.
Il t’avait retenue par le bras afin de t’expliquer que rien ne servait de courir sous la pluie et surtout...
- Si tu rentres la tête dans les épaules, la pluie coule, ruisselle dans ton cou… Look it’s easy…
Et il t’avait pris la main pour traverser la route :
- Garde la tête haute… Et marche d’un pas tranquille… Comme ça tu affronteras la pluie et, plus jamais, ce ne sera elle qui te dominera...
Son sourire était désarmant. Et tu avais pensé que tu aurais aimé marcher sous la pluie tout l’après-midi avec lui.
Jamais depuis, tu n’as couru tête baissée sous la pluie. Jamais depuis, tu n’as senti l’eau ruisseler dans ton cou.
Fukushima mon amour
15 mars 2011
Sans raison
La terre qui tremble
La mer déferlante
Irréelles
Destructrices
Terre, mer, soleil levant
Les larmes
La stupeur
L’incompréhension
La peur
La menace
Le cauchemar
Vanité humaine
Absurdité des mots
Le temps du silence
Jeudi 17 mars 2011
Atome
Elle a mis ses petites mains sur ses oreilles et tourné le dos à l’écran. Comme pour marquer sa désapprobation.
Regard éteint. Yeux tristes.
Qu’est-ce qui lui arrive à ta petite bouille d’amour ?
Tu ne l’entends plus. Aux interrogations de son frère répond par le mutisme.
Elle a fermé ses écoutilles. S’est repliée sur elle, recroquevillée dans sa coquille parsemée de taches de son.
Elle a caché son silence derrière ses cheveux noirs. Fermé les yeux.
Comme si elle était partie ailleurs.
Elle a laissé passer le temps. Suffisamment pour que s’installe l’inquiétude.
Puis elle a ouvert les yeux et elle a dit :
- Je voudrais qu’on éteigne la télé… j’ai peur du nucléaire.
Jeudi 24 mars 2011
Quoi…
Depuis quelques jours, tout au-dessus de toi est bleu. Bleu horizon, bleu roi, bleu clair. Bleu ciel quoi…
Aucune ombre au tableau, pas la moindre petite traînée blanche. Pas un mouton ou une forme mousseuse, cotonneuse, ouatée. Pas un nuage quoi…
Où que tu regardes, il fait soleil : là-haut, sur les cartes de la météo, dans les jupes des filles, dans les sourires des garçons, dans les regards des enfants. Le grand beau quoi…
Dans les pâquerettes du jardin, les cerisiers blancs, les tulipes colorées, les pommiers roses et les pétales tout jaunes des forsythias. Des fleurs partout quoi...
Le bourdonnement des insectes ivres des premiers pollens, le chant des merles fous de joie, le gazouillis des moineaux amoureux, le roucoulement des pigeons tourtereaux, et à peine un frémissement, celui du vent dans les branches des arbres. Le chant du printemps quoi…
Tout est bleu, doux, tendre, vivant.
Mais voilà, depuis ce midi, tu crois bien que ça y est, il est au-dessus de toi.
Ils l’avaient dit : à la télé, à la radio, dans les magazines. C’était annoncé partout.
Tu aurais dû les croire. Mercredi ou jeudi, ils avaient précisé.
Et là on dirait bien une épée de Damoclès dans cet univers bleu.
Parce que depuis ce midi, il y a comme un voile, une ombre au tableau, une traînée
cotonneuse dans l’horizon bleu.
Un nuage. Ou quelque chose comme ça. A peine visible.
Rempli d’une multitude de particules. En provenance d’un autre continent.
Un ailleurs qui rime avec Fukushima.
Oui, jusqu’à ce midi, tout au-dessus de toi était bleu.
Tout était, bleu, doux, tendre, vivant.
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