Je me souviens des premiers signes qu’on n’avait pas vu venir parce qu’on ne savait pas trop et qu’à l’époque son nom se murmurait encore à voix basse.
Je me souviens de ton âge, si jeune encore*, quand le neurologue de la Pitié Salpêtrière a posé un diagnostic sur ce que nous appelions trous de mémoire et qui nous faisait rire, sourire et, il faut bien le reconnaître, nous agaçait aussi, parfois. Je me souviens du nom de ce docteur que la salope a transformé, maintenant, en grand professeur et qu’on entend palabrer à chaque fois qu’il est question d’elle. Professeur Dubois.
Je me souviens d’une lettre que tu m’avais envoyée et où ton stylo s’était arrêté comme ça au beau milieu d’une phrase. Je me souviens que je n’ai jamais su la suite ni ce que tu avais voulu écrire.
Je me souviens de ton regard vague d’enfant perdu qui a peur d'avoir mal fait, encore une fois.
Je me souviens que tu t’égarais tout le temps.
Je me souviens des sarcasmes de la boulangère parce que, tous les jours, tu oubliais ta monnaie.
Je me souviens d'avoir eu honte de toi.
Je me souviens que l’on t’avait acheté des chaussures sans lacets parce que c’était plus facile mais surtout parce que tu avais oublié comment les faire.
Je me souviens du jour où nous t’avions interdit de conduire parce que tu avais pris un rond-point à l'envers.
Je me souviens d'avoir trouvé interminable ce trajet en voiture où tu me répétais mille fois la même phrase : - au moins on n'est pas embêté par le monde.
Je me souviens t’avoir vu pleurer.
Je me souviens que tu ne savais plus trop quel était mon prénom, c’était pourtant toi qui l’avais choisi.
Je me souviens avoir pleuré.
Je me souviens avoir eu honte de moi.
Je me souviens t’avoir nourri à la petite cuillère. La première fois c'était le jour de Noël.
Je me souviens de tes cris de colères et de la claque que tu avais essayé me donner.
Je me souviens avoir tenu ta main pour traverser la rue.
Je me souviens t'avoir dit papa je t'aime un jour où tu semblais te demander qui j'étais.
Je me souviens avoir pensé que le jour était arrivé où on allait devoir t’enfermer.
Je me souviens avoir pensé qu’au bout du compte c’était bien mieux que tu sois mort comme ça, brutalement, un matin.
Tu vois, je me souviens de tout, papa. Alors si tu me lis quelque part, peux-tu dire à la salope qu’elle ne m’aura pas.
Je m’accroche à ma mémoire.
*Je me souviens que tu avais 58 ans. Dans 7 ans, ce sera mon âge.
Merci pour ce si joli texte. Merci
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